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La princesse Ramis cache sa bouche peinte derrière un voile lilas mauve et se met à ressembler à une poupée gonflable pour prince du pétrole. Elle traverse un couloir lorsqu’une main se pose sur son épaule dodue. Elle frissonne et se retourne : c’est le Sournois.

Son nom, maintes fois répété, est imprononçable, mais tout le monde peut tomber d’accord sur le point que le Sournois est la quintessence même de la sournoiserie. D’abord, il est bossu, ce qui est une preuve certaine : les infirmes doivent bien compenser d’une manière ou d’une autre, et l’on sait également que lorsque le corps est tordu, l’âme n’est jamais droite.

Donc, il est bossu et porte des vêtements noirâtres et compliqués dans lesquels il se drape et se masque à demi. Quelqu’un capable de se vêtir avec une pareille étoffe est un fourbe. Ses lèvres sont minces, et Sournois est agité, sans trêve, de tremblements convulsifs qui consistent soit à ricaner du coin de la bouche une fois son forfait perpétré, soit à se frotter continuellement les paumes moites de ses mains aux doigts crochus lorsqu’il médite une vilenie.

Quant au regard, n’en parlons pas, cela ressemble à une flaque d’eau croupie peuplée de lueurs maléfiques. Il s’incline toujours servilement devant ses futures victimes, et c’est, bien sûr, pour mieux leur sauter sur le ventre, à pieds joints, lorsqu’elles seront en son pouvoir.

Tout cela pour dire qu’à la place de la princesse Ramis je me méfierais.

La princesse, hélas ! semble une proie tout offerte. Son cœur est, sans doute, aussi généreux que sa poitrine, mais, à l’intérieur du crâne, ça doit plutôt tirer du côté du rahat-loukoum que d’Albert Einstein. En tout cas, entrecoupant ses grimaces fielleuses de petits sauts batraciens, Sournois entraîne la princesse dans ses rets.

« Quelle conne… Mais quelle conne ! » gémit Claude.

Sournois ricane, sautille encore et pénètre, avec celle qui est déjà sa prisonnière, dans un appartement qui ressemble à la fois à un restaurant italien et un rayon de bricolage du Bazar de l’Hôtel de Ville : nous sommes dans la résidence d’été de Sournois.

« Il doit avoir une belle situation. »

Elle m’approuve de la tête en tirant sur sa blonde.

La princesse ouvre la bouche, relève ses cils comme s’ils pesaient trois kilos cinq cents chacun, palpite des narines, gonfle ses joues, tressaille du menton, seules ses oreilles ne bougent pas. Tout cela indique qu’elle est effrayée. Une actrice remarquable.

« Avec un type comme Sournois, dit Claude, théoriquement elle ne doit pas s’en sortir.

— Aïe, aïe, aïe », dis-je.

Cette exclamation est motivée par l’évanouissement de la belle Ramis qui se laisse choir sur les tapis de haute laine. Sournois ricane pour la vingt-cinquième fois et entame une série de bonds saccadés autour de la malheureuse. Mais que fait-il, le diable ? Ne voilà-t-il pas qu’il verse dans un verre le contenu blanchâtre d’une fiole suspecte qu’il vient d’extraire d’un meuble secret, lui-même dissimulé dans une fausse cloison. Quels noirs desseins poursuit-il ? Reverrons-nous jamais la princesse Ramis ? Sournois triomphera-t-il de l’innocence et de la beauté réunies ? Le mal l’emportera-t-il sur le bien ? Cela, vous le saurez demain avec la suite de notre grand feuilleton en vingt-cinq épisodes : La Princesse du crépuscule.

Nous ne saurons jamais ce qu’il est advenu de la joufflue Ramis, ni des entreprises perverses de l’effroyable Sournois.

Claude consulte les journaux.

« Après, ils retransmettent les débats de la Chambre des députés, ça doit être palpitant. »

Ça ne l’est pas, pourtant je ne ferme pas le poste. Je me laisse bercer par les images sans contenu : un homme parle, debout, les autres l’écoutent. Ils bougent à peine. Un banc de poissons ayant chacun leur vie propre, des réactions infimes. Une bouche s’ouvre, se referme au ralenti, une main se lève, lisse une tempe, une paupière se baisse, vieux rideau plissé sur un globe liquide, elle remonte… C’est donc ainsi que nous sommes, des poissons dans un grand bocal d’air.

« Tu te passionnes ? »

Nous avons effectué le trajet de tous les touristes : Memphis, Guizèh, Sakkarah. Les routes étroites où nous avons roulé longeaient de longs canaux d’eau usée charriant de vieilles terres. Les femmes lavaient dans la glaise des berges. Dans des barques étroites, des hommes tiraient le cadavre gonflé d’un bœuf : une baudruche de cuir bleu et moiré où tournoyaient des mouches de saphir. Des villages serrés contre le maïs, maisons de bambou et de carton où, toujours, courent des enfants. Il a fait très chaud. J’ai ramené un caillou de Sakkarah, chaud et bombé, presque une balle de golf, une balle recuite par les siècles. À Memphis, nous avons acheté des babouches. Cela a surpris les Godreau et tous les autres. J’ai dû faire remarquer que nous avions, tout de même, encore des pieds.

Je n’ai pas pu m’empêcher de me dire que, malgré la minceur des semelles, elles étaient appelées à faire de l’usage. Les motorisés usent peu. Nous sommes des gens d’économie : une paire de chaussures pour la vie. Même si je vis très vieux, elles seront neuves lorsque je mourrai. Ce serait dommage de m’enterrer avec. Je les laisserai à mon voisin de chambre.

Claude a acheté encore des colliers pour les copines du club théâtre. J’ai pris des poupées pour la petite. Elles ont une tête d’argile ronde et un cou de chiffon, leurs jambes ballottent, un peu comme les miennes. J’espère qu’elle ne fera pas le rapprochement. Je ne suis pas sûr qu’elles lui plaisent, mais c’est vrai que je n’ai jamais su faire de cadeaux. Je n’avais pas assez de temps autrefois, j’en ai trop aujourd’hui, et, dans les deux cas, je n’ai jamais dû avoir assez d’amour.

À Memphis, j’ai, j’allais dire : déambulé, devant les étalages en plein vent qui entourent la statue géante de Ramsès.

« Déambuler. » Le vocabulaire est, décidément, toujours en retard sur la réalité.

Quoi qu’il en soit, j’ai trouvé une bague entre les habituelles reproductions de pyramides avec baromètre incorporé et les tire-bouchons à tête de sphinx. Dans l’amoncellement des bibelots, elle m’a paru être la seule chose un peu discrète, un anneau de cuivre avec une pierre ronde couleur de poivron mûr. Elle doit avoir à peu près autant de valeur que les bijoux que les fillettes trouvaient autrefois dans les cornets des pochettes-surprises à l’entracte des cinémas, et qu’elles peuvent avoir aujourd’hui pour deux pièces de un franc dans les distributeurs automatiques des grands magasins. Quoi qu’il en soit, je l’ai offerte à Claude. Une alliance de pacotille, un présent de quatre sous. Elle m’a paru troublée de ce cadeau pour rire.

Tout à l’heure, nous avons fumé et bu des scotches dans les jardins. Derrière nous, les pyramides s’illuminaient, parfois rouges, violettes, bleues. Les musiques nous parvenaient et les voix dans le silence : le Son et Lumière traditionnel. Viry-Châtillon y est allé dans sa totalité. Après, ils ont dû chercher un restaurant « typique », comme dit Gaston.

Nous sommes restés à l’hôtel respirer l’air du soir. Les fenêtres s’éclairaient et se reflétaient dans la piscine. Des poissons de lumière dansaient, immobiles.

Claude a eu froid, nous sommes rentrés et nous avons fait l’amour, sereinement, avec une douceur qui s’est installée en nous sans que nous l’ayons voulue. En cherchant les cigarettes sur la table de nuit, j’ai allumé la télévision. Nous avons, alors, fait la connaissance de la belle Ramis, la princesse du crépuscule.

Avant, j’aurais parlé de l’avenir, j’aurais pris des décisions, j’aurais organisé le futur temps de vie, j’aurais su quelle attitude je pouvais prendre, j’aurais choisi de vivre avec elle, d’en faire ma maîtresse cachée ou de rompre. Je savais résoudre la vie, la poser en termes de choix. Voici encore quelque chose qui est mort sur la route, il y a dix-huit mois. Je ne sais plus, aujourd’hui, accomplir ces travaux de tête.

Je n’ai jamais autant fumé. Chaque cigarette est une aide, un petit cylindre inefficace dont je crois toujours qu’il contient une réponse… Je n’encombrerai pas ta vie de celle d’un infirme. Même si tu m’en suppliais.

« Tu n’as pas faim ? »

C’est vrai, nous n’avons pas mangé. Elle feuillette ces menus aux noms prétentieux que l’on trouve dans les chaînes d’hôtels : « Escalopes à la Bercy », « Grenadin de veau à la Souvaroff », de quoi couper l’appétit à tout individu normal.

Qu’est-ce que j’ai ? De grands marécages s’ouvrent, je rôde souvent sur leurs bords, je n’y pénètre jamais, je les occulte à coups de séances de basket, de lectures, de whisky parfois, mais ils sont là. Allons, je sais bien que ma vie est finie. Je n’ai pas en moi assez de richesses, de facultés d’adaptation, je ne pourrai pas tenir longtemps encore. Je ne m’y ferai jamais. Je peux plastronner parfois, être drôle, être presque heureux, mais les brumes sont toujours là, présentes.

« Qu’est-ce que tu as ? »

Pas ce soir, je ne dois pas ce soir, il ne faut pas que je coule. Je te dirai demain que tu dois prendre ta route, qu’il n’est pas vrai qu’on s’habitue, peut-être certains, mais moi, je n’y arriverai pas et je sais qu’il est trop tard. Laisse la nuit passer encore, il en reste si peu.

« Réponds-moi, qu’est-ce que tu as ? »

Ne pas parler, la voix trahit.

Je m’en sors par un geste, un mouvement vague qui fait onduler la fumée de la Cléopâtre.

Six heures avant le départ.

 

 

 

« Pourquoi avez-vous acheté toutes ces cartes postales ?

— Comme ça, si Marcel a raté les photos, on aura au moins quelque chose à mettre dans l’album. »

Rires. Mémé Flamier tente d’imposer le silence avec des chut ! répétés.

Je n’arrive pas à lire l’heure sur le cadran de ma montre. J’ai dû sommeiller quelques instants. Mon bras est ankylosé, sa tête repose dessus. Si je bouge, je la réveille. Des chuchotements dans le couloir. Beulart lance les quatre premières notes de La Belle de Cadix qui a des yeux de velours. Les femmes rient ou s’indignent.

« Vous avez vu l’heure qu’il est ? Tout le monde dort. »

Ils ont fait la fête. Demain, ils ouvriront la porte des pavillons ou des H. L. M… « Alors, c’était beau, l’Égypte ? » Ils raconteront. Que raconteront-ils ? Et moi, qu’est-ce que je raconterai ?

Je tente de glisser, le plus doucement possible, mon bras le long de sa nuque. Elle gémit un peu, se tourne contre moi, m’escalade à demi.

« Pourquoi ris-tu ? »

Elle mâche des mots de sommeil.

« Tu m’étouffes. »

Elle soupire.

« Tu ne dors pas ?

— Pas si tu m’étouffes. »

Grognements divers.

« C’est une chance que tu n’aies qu’une moitié qui fonctionne, tu grouilles comme un nid de serpents. »

Elle secoue ses cheveux. Je connais ce geste.

« Je me suis réveillée, dit-elle, c’est ta faute. »

Silence de cour d’assises. Le jugement vient de tomber. Je ne pourrai pas vivre sans toi. Si, sans doute. Ce sont des phrases et j’en ai marre des phrases. Marre de tout.

Ses lèvres courent sur moi.

« Je hais les hommes.

— Je m’en aperçois. »

La chambre est tiède, je n’ai pas branché le climatiseur en entrant. Une envie de cigarette encore, je ne suis plus très loin des deux paquets par jour. Je ne connais rien de son enfance. Les gens comme nous ont des vies coupées. Ce que fut notre existence de gens debout ne possède plus guère de réalité. Le petit garçon courant dans les rues de son quartier n’est plus moi, il se préparait à être un homme intégral, il n’a donc plus de raison d’être. Il en est de même, sans doute, pour la petite fille que tu fus. Je sais vaguement qu’il y eut une campagne brumeuse, des terres labourées que le gel durcissait et les crêtes des sillons coupaient comme des lames. Une pension aux couloirs voûtés parcourus de religieuses. Elle fut, sur les photos de classe, une enfant aux grands yeux. Les promenades dominicales dans les rues du village en cape bleu nuit, socquettes et col blancs, chapeau princesse. L’éclatement de faculté, les amants du Saint-Michel lorsque Sartre régnait sur le Quartier latin. Des hommes ont passé qui t’ont appris la vie, mal ou bien, et le plaisir et la dureté…

« Viens. »

La nuit emplie de flammes douces. Je ne regarderai pas ma montre. Quelle pudeur m’empêche d’éclairer pour voir ton visage en cet instant ? Il restera toujours, entre ces murs, l’écho de ce chant qui monte. Peut-être nos princes ont-ils compris l’éternité au cours d’une nuit semblable à celle-ci, d’une nuit de passion et de sueur ? J’ai tellement pensé le sexe en termes d’agressions et de records que tu es la première fille du monde que je possède en cet instant. Voici la douceur martyrisée, le moment où éclate l’acide bonheur en lourdes houles. Cela ne peut plus cesser, ce qui se passe nous lie à jamais ou alors je ne croirai plus à rien. L’homme de Londres est mort, et tous les autres. Ils n’ont jamais vécu, la planète s’est vidée. Il n’y a plus rien que le désert, lui toujours, il nous poursuit depuis le début du voyage et le voilà réalisé, soudain, dans l’explosion des lumières déchaînées. Le ciel et le sable, jaune et bleu comme un drapeau, la lourde étoffe du monde.

Plus de mots. Ne pas parler tandis que le cœur se calme. Le tambour du sang qui a saccadé ces minutes se tait peu à peu, les rameurs soufflent sur leur banc. Le bateau redevient immobile dans le vent retombé. Je ne savais pas pouvoir éprouver de tels orages.

Cigarette.

Un enfant. Je n’ai pas eu de joie à l’annonce d’Henriette, cela faisait partie de la logique des choses, c’était un événement normal. Un couple jeune, dans un vaste et moderne appartement, de belles situations réciproques : une naissance renforçait le mythe. Nous avons fêté la nouvelle avec des amis souriants, dans la banalité des réflexes de mondanité : champagne et félicitations enjouées tandis qu’en fond sonore Andrée, épanouie, passait des disques de bon goût, Bela Bartok, Mozart, Fauré, en réglant le volume pour qu’il soit présent sans empêcher les conversations. Des peintres et leur maîtresse, ceux dont s’occupait ma femme, des cadres supérieurs et leur épouse. J’étais bien, j’avais, autour de moi, ces murs que nous venions de faire laquer, les bibliothèques de bois brut, les toiles que nous aimions, les poteries mayas rapportées du plus récent voyage, et ces gens détendus sentaient l’eau de toilette et portaient des bijoux discrets. Nous avons fumé des Davidoff que j’avais rapportés de Genève, où j’allais souvent régler des affaires. Cet enfant renforcerait encore le cocon, il s’intégrerait parfaitement à l’ensemble. Ce serait charmant, au cours de futures soirées, lorsqu’il apparaîtrait en pyjama, au bras de sa mère ou de la nurse, parmi les invités terminant leur whisky. On l’admirerait autant que la sanguine de Modigliani au-dessus de la cheminée, le paravent japonais acheté dernièrement à Drouot, ou les sets de table écossais aux tons fondus qui enthousiasment toujours les dames. Ce fut cela, Henriette. Et voici qu’une envie me vient, cette nuit, de fabriquer avec toi un être humain. Tout simplement pour que cette nuit continue à vivre, pour que je puisse garder l’Égypte vivante. J’ai, soudain, le sentiment qu’un enfant peut être un don, j’ai envie de lui comme un cadeau de toi, j’ai ce désir que je n’ai jamais eu.

Le jour vient, cette fois.

« Je vais tenter le coup, dit Claude, le plus vite possible, je repasse sur le billard. »

Ses lèvres bougent sous mes doigts, fermes et pleines.

Je m’écarte d’elle et m’assois à moitié.

« C’est bien de l’avoir décidé, dis-je.

— Tu sais pourquoi je viens de le faire ? »

Il reste deux heures avant le départ.

« Je pensais que, si un jour j’avais un enfant, j’aimerais pouvoir le promener. »

J’allume la nouvelle Cléopâtre au mégot de l’ancienne. Il n’y a plus d’allumettes, je suis condamné à fumer jusqu’au matin. Gabin fait ça dans un film, je ne sais plus lequel.

« Son père pourrait le faire.

— Pas si c’est toi. »

Des heures folles, ce voyage insensé, et, maintenant, cette harmonie soudaine au dernier instant, plus forte que jamais.

« Ce serait économique, je le mettrais sur mes genoux et tu pousserais derrière. Cela épargnerait les frais d’un landau. »

Je sens ses doigts tâtonner dans le noir à la recherche du paquet fripé.

C’est vrai que cette nuit peut être un départ et non une fin, il dépend de moi seul de la vivre comme l’un ou comme l’autre.

« Tu as envie d’un enfant ? »

La braise rougeoie près de mon visage.

« Je vais te dire quelque chose d’extrêmement original : c’est mon rêve de toujours. »

L’écran de la télévision a commencé d’apparaître : un rectangle laiteux contre le mur sombre. L’heure où les sentinelles de la nuit quittent leur poste.

« Même à présent ?

— Je n’en ai jamais eu autant envie que depuis que je suis clouée dans ma chaise. Je suppose qu’un psychologue doit pouvoir expliquer facilement ce phénomène, mais ça ne m’intéresse pas. J’aurai ce gosse. »

La voix a tremblé un peu sur la fin, une fissure, la seule faiblesse de ce roc dur de résolution. Claude, comme les statues antiques, tendue vers un but que j’ignorais.

« J’ai eu peur après ma chute, je n’ai pensé qu’à cela en allant à la clinique, et après les opérations. Peut-être ai-je supporté de savoir que mes jambes ne marcheraient plus parce que mon ventre pouvait fonctionner encore. »

Comment était ce poème déjà ? Je l’ai entendu à Karnak, une nuit illuminée. Ton amour est dans ma vie… Il y avait autre chose après.

« Les médecins m’ont rassurée tout de suite, je pouvais avoir tous les bébés du monde. Il y avait simplement une toute petite chose à laquelle ils n’avaient pas l’air de penser : est-ce qu’il pourrait y avoir un partenaire ? J’avais la solution de me faire violer par un infirmier. »

La découpe du fauteuil, l’abat-jour de la lampe, toutes les choses surgissent l’une après l’autre. Amon-Râ regagne son domaine, l’empire s’illumine.

« N’explique pas davantage, dis-je. Un jour, tu m’as vu triomphant dans un match de basket et tu t’es dit : voilà le géniteur parfait.

— Pas exactement. J’ai hésité longtemps entre Verloutier et toi. »

Je la prends contre moi, je ne me lasse pas de l’entendre rire.

« Ne sois pas idiot, il n’y a pas eu de traquenard, tu es le type avec qui je pouvais parler de tout cela. »

La suite m’est revenue. Il m’a semblé la voir écrite dans le noir, contre le mur de la chambre. Les lettres étaient si proches qu’en étendant le bras j’aurais pu les toucher de la main :… comme un roseau dans les bras du vent.

 

 

 

Ça ne va pas fort, en ce moment, entre Martita et Jack. Martita est de service de nuit depuis le début du mois. Elle vit dans le quartier portoricain du Bronx et est fiancée, depuis trois ans, à Jack Musloe, un garçon coiffeur de la 42e Rue. Cruel dilemme : Jack peut hériter de la boutique s’il fonde un foyer. Martita le sait et se demande si l’empressement de Jack à l’épouser n’est pas dû à de bonnes raisons commerciales et financières. Jack Musloe a intérêt à se tenir tranquille. Parmi les multiples projets quelle caresse et quelle me dévoile, dans un bavardage marrant, celui qui revient le plus consiste à vouloir couper la gorge au pauvre Jack si elle apprenait un jour qu’il l’a trompée. J’aime cette fille. Je ne suis jamais arrivée à savoir combien ils vivaient dans leur appartement des faubourgs, mais, à l’entendre énumérer les prénoms, on peut penser quelle héberge et fait vivre une bonne partie de la nation portoricaine. Elle a voulu concourir pour le titre de Miss Bronx, mais sa mère lui a couru après, dans un terrain vague, avec une statue de la Vierge dans chaque main. Martita n’a donc pas connu la gloire.

Elle a regardé ta photo sur ma table de chevet et m’a fait un clin d’œil éloquent. Il est évident que tu lui plais. Elle a même déplacé le bouquet pour le mettre plus près de toi. Tu as du succès avec les jolies Portoricaines. Je te tiendrai au courant de ses débats avec Jack. Je t’embrasse. Si je me laissais aller, ma lettre pèserait trois kilos. Ce serait trois kilos d’amour, trois kilos de tendresse pour l’amant lointain, pour le seigneur du Nil. Excuse-moi, revoilà Martita-guimbarde. Courage, my lord.